Artistes au Travail par Fanny Latreille

Artistes au Travail

par Fanny Latreille

Depuis qu’ils ont recommencé, les vernissages et les lancements sont accompagnés de la fameuse question : sur quoi tu travailles ? Lorsqu’on me la pose, j’ai habituellement la politesse de parler de mon prochain projet, parce que je sens que c’est ce qu’on attend de moi. Pourtant, j’ai envie de discuter des emplois que je cumule pour soutenir ma création. Je ne peux m’empêcher d’avoir l’impression que, même entre nous, ce sujet ne nous intéresse pas. Je me grattouille alors la tête en me demandant si, des artistes locaux traitent de leur statut double de créateur et travailleur dans leurs œuvres mêmes.

J’ai approché ARCMTL pour faire une recherche dans leur fonds de zines montréalais. J’ai choisi l’auto-édition parce qu’elle permet la production d’une voix qui se compose hors des contraintes créées par les institutions, telles que les conseils des arts, les diffuseurs, les éditeurs et le milieu académique. Sur le petit échantillon que j’ai consulté, j’ai trouvé peu de cas d’auteurice traitant de leurs conditions de rémunération, de production ou se définissant aussi comme travailleureuses. Pourquoi ne pas se présenter en rapport à nos occupations de subsistance quand l’on sait que la plupart des artistes ne vivent pas de leur pratique ?

Ce texte présente quatre exemples, tirés d’un article de revue, de zines et d’un livre-objet, dans lesquels les contraintes à agir entre deux mondes — celui l’activité artistique et salariée — sont abordées. Il vise à analyser la représentation d’artiste en travailleureuse-détenteurice de droit d’auteur et employé salarié. Une critique plus détaillée pourrait être faite en abordant le féminisme matérialiste, les avant-gardes artistiques des années 1970 et les alternatives au salariat tel que le revenu de base universel ou encore le salaire à vie. Mais comme l’intention ici est de dresser un portrait rapide, je laisse en complément de fin de texte une liste de lecture suggérée pour étoffer cette réflexion.

« I WISH I WAS AN ARTIST. FUCK. »

Fish Piss vol. 2 no. 1, 2000. Couverture par Henriette Valium.

Dans la section Money du zine punk Fish Piss, Louis Rastelli mène des entrevues sur les emplois d’autrui. Sorte de chronique sur les bullshit jobs, l’extrait retenu démontre la recherche d’une balance entre le besoin d’obtenir un salaire et de s’accomplir dans des activités de créations non rémunérées.

« It’s a funny thing… Sometimes I wish I could just go and work and go home and be happy just watching TV. »

Dans un passage paru en 2000, un employé en télémarketing et Rastelli discutent brièvement de leur envie d’interchanger de position. Celui qui se désigne comme artiste dit se surprendre à aspirer, parfois, à une sécurité matérielle et des temps de loisir. L’entrevue révèle le dilemme de balancer le besoin de confort et de stabilité qu’offre le travail salarié avec la latitude et la souplesse que nécessite être artiste ou travailleur autonome.

 

« WATCH ME EAT MY FAME FOR DINNER »

Sara Hébert

 

Dans le zine Dinde ou autrice, Sarah Hébert utilise l’autodérision pour avancer une critique du travail d’auteurice. La ligne est fine entre être dinde de vouloir devenir autrice ou se fait prendre pour une dinde par les gens qui cadrent le travail d’auteurice. Par une série de collages, elle présente autant les conditions inadéquates sous lesquelles les artistes sont souvent contraint·e·s de fermer les yeux pour pouvoir diffuser leur travail.

« Pas encore lu ni négocier votre contrat ? Comptez-vous chanceuse d’être publiée. »

Accepter ces conditions n’aide pas à consolider de bonnes conditions de travail pour les créateurices, ni de répondre aux conditions de subsistance nécessaires pour pouvoir se consacrer à la production artistique; Hébert en est consciente. Elle renvoie donc le lecteur à la question de la reconnaissance différencier d’une même activité : écrire en vue d’obtenir rémunération versus écrire pour créer. Pourquoi fait-on cette distinction si facilement ? L’écriture, pour un·e auteurice, est-il un travail trop proche du passe-temps ?

« Make extra money writing for TV. How difficult can writing be anyway? »

Dinde ou autrice est un zine autoréférentiel qui s’attaque avec nonchalance aux pouvoirs institutionnels : elle se pose à la fois comme critique des rouages de l’activité littéraire et la propose comme solution même : la liberté, c’est l’autoédition.

 

« Il S’AGIT D’UNE ENTREPRISE COMME LES AUTRES. »

En 2005, la revue Conspiration dépressionniste porte un regard acerbe sur le milieu de l’art contemporain. Grosso modo, les auteurs Mathieu Gauthier et Jasmin Miville-Alard reprochent aux artistes en arts visuels de reproduire le capitalisme par leurs activités de production, de diffusion et de mise en marché en se réduisant à créer des produits culturels consommables. Évaluer la production artistique par sa rentabilité sociale et économique est, certes, un tue-l’amour. Mais comment s’en émanciper quand la professionnalisation de l’activité artistique nécessite une visibilité; que celle-ci est fortement liée à la mise en marché des œuvres et des artistes comme persona ?

« les artistes d’avant-garde furent les véritables dépositaires d’un renversement du monde qui ne s’est pas produit. L’avant-garde est morte quand les artistes ont cessé de penser contre eux-mêmes. »

Le jugement de Conspiration dépressionniste se trompe là il est le plus semble sévère. La vertu demandée aux artistes n’est pas comparable au moyen des personnes sommées à agir. Les artistes ne doivent peut-être pas se retourner contre eux-mêmes, mais plutôt se présenter face au monde tel qu’ils sont réellement. Et une façon de faire ceci c’est de reconnaître nos activités artistiques comme du travail, mais surtout notre statut multiple : propriétaire d’un droit d’auteurice et travailleureuses soumis·e·s aux aléas de celleux qui nous emplois.

 

« J’ESSAIE DE FAIRE DES PROJETS À BUT LUCRATIF, MAIS ÇA NE FAIT AUCUN SENS. »

Le livre-objet Des choses à faire de Morgane Duchesnes-Ramsay s’est présenté à moi comme un refuge : en fait, c’est ce que je cherchais depuis le début. Duchesne-Ramsay met de l’avant le banal dont on ne fait pas discours : le travail soutenant le travail. Transcrit en broderie sur mouchoir, elle nous montre des notes personnelles, des tableaux et des schémas, autant de tentatives pour organiser sa vie au profit de ses activités de création.

En reprenant le motto « le privée est politique », on comprend les efforts nécessaires pour entretenir une pratique artistique : hygiène physique et mentale, contrôle des ressources pécuniaires et temporelles, soumission à des petites jobs servant à financer les dispositions nécessaires pour vivre et se consacrer à une pratique artistique. Cette œuvre expose la tension entre la nécessité d’une occupation salariée et son manque de sens.

« Travailler pour pouvoir vivre n’est pas très économique. »

Des choses à faire démontre l’inadéquation du mythe de l’artiste comme libéré du système capitaliste, proposé à travers les avant-gardes par Conspiration dépressionniste. Les artistes y sont tout aussi contraints qu’autrui. La précarité dans laquelle la pratique enferme n’est pas autant un choix qu’une contrainte.

 

HOBBY PARASITAIRE

Comme exprimé par Morgane Duschene-Ramsay, Sarah Hébert et dans Fish Piss, l’équilibre entre travail de création et travail salarié est toujours en négociation. Et comme le soulève l’article de Conspiration dépressionniste, un art alternatif se fait difficilement dans les grands réseaux qui forcent la pratique à la marchandisation. Alors, comment résister à ces injonctions ?

Dans un contexte où peut d’artistes sont appelés à vivre de leurs activités de création, j’aime dire que ma pratique est un « hobby parasitaire ». Cette appellation, tournée à la blague, montre que mon travail d’artiste n’est pas mon unique travail. Ainsi, cette formule me permet de me présenter sans m’extirper du monde de l’emploi, mais se pose aussi comme réductrice face à la professionnalisation de ma pratique. Est-ce que la déprofessionnalisation est foncièrement négative ?

La problématique qui n’épargne personne, artiste, travailleureuse autonome ou précaire, est la dévalorisation de nos salaires face au coût de la vie. En ces conditions, les artistes devraient lutter pour que tous les quarts de travailleureuses aient la possibilité d’avoir les conditions minimales pour entretenir un « hobby parasitaire », sans être constamment sujets à la contrainte du temps et du respect de nos besoins essentiels. Pour ce faire, les artistes devraient se manifester comme participant·e·s actif·ve·s et allié·e·s des luttes des travailleureuses. Un outil pour cela est de se présenter soi-même en tant que travailleureuses par sa pratique même et en tenant un discours public ou à travers les œuvres sur nos activités hors pratique. Une certaine avant-garde des années 1970 a desservi l’image de l’artiste en exploitant la figure de l’ouvrier tout en se plaçant symboliquement au-dessus. Renversons cette image.

 

Liste de lectures suggérées :

Dave Beech, Art and Value, Arts Economic Exceptionalism in Classical, Noeclassical and Marxist Economics, Brill Academic Publishers, 2016.

Aurélien Catin, Notre condition. Essaie sur le salaire au travail artistique, Riot Éditions, 2020.

https://riot-editions.fr/wp-content/uploads/2020/02/Notre_condition-Aurelien_Catin.pdf

Laurence Dubuc, « De la précarité à la dignité : nouveaux regards pour améliorer le statut de l’artiste », 2021.

Bernard Friot, Émanciper le travail, Édition La dispute, 2014.

David Graeber, Bullshit jobs, Édition Les liens qui libèrent, 2018.

Leigh Claire La Berge, « Wages against Artwork: The Social Practice of Decommodification », The South Atlantic Quarterly, Duke Universitu Press, 3, no 114 (juillet 2005),

Leigh Claire La Berge, « Is Art a Commodity? », in Making and Being, 2016.

Frédérique Lordon, Figures du communisme, La Fabrique éditions, 2021.

Renaud Maes, « Le travail culturel en crise », La revue nouvelle, no numéro 5 (mai 2020). https://www.revuenouvelle.be/Le-travail-culturel-en-crise.

John Roberts, « Art After Deskilling », Historical Materialism, no 18 (2010).

Martha Rosler, « School, Debt, Bohemia : on the Disciplining of Artists », The Artist as Debtor : the Work of Artists in the Age of Speculative Capitalism, 4 mars 2015.

https://artanddebt.org/school-debt-bohemia-on-the-disciplining-of-artists/?fbclid=IwAR1lFuzu1mG5K9FcxvDBto3XeK9wjTnOjxuU_qoWZD4UlHh80-YVKXJCPWc